mercredi 19 novembre 2014

Abdou Diouf revient sur la démission du Juge Kéba Mbaye en 1993 : « il a lâché la République »







                                                                                    
Extraits du livre « Mémoires de Diouf…
Qu’on me permette un bref retour en arrière pour rappeler les faits marquants ayant permis l’élaboration d’un Code électoral consensuel. En 1991, j’avais réuni tous les partis politiques autour du président Kéba Mbaye pour l’élaboration de ce code. Grâce à sa science juridique et à l‘appui d’autres juristes éminents comme Youssou Ndiaye, Ibou Diaité et Kader Boye, grâce aussi à son sens pédagogique, à ses qualités de négociateur et d’homme de synthèse, un projet de Code électoral fut accepté par toutes les parties.
Le président Kéba Mbaye vint alors me présenter ce texte et m’en exposer les grandes lignes. Je le félicitai, félicitai ses collègues juristes ainsi que toute la classe politique. J’acceptai le projet de code et décidai de le soumettre immédiatement à l’Assemblée nationale, sans même y changer une virgule. Le code fut adopté à l’unanimité par l’Assemblée nationale et promulgué par le chef de l’État. Les élections de 1993 devaient quand même révéler une faille dans le système.
Dans l’enthousiasme général du consensus, on avait créé à la cour d’appel une commission électorale qui devait proclamer les résultats. La commission était placée sous la direction du premier président de la cour d’appel, entouré de magistrats et de responsables des partis politiques. Mais, malgré toutes nos précautions, la politique politicienne reprit vite le dessus, les partis politiques ne songeant qu’à leurs intérêts au détriment de l’intérêt national. Sans entrer dans le détail, j’indiquerai simplement qu’il y eut un blocage total -et, malgré tous les appels à la raison et à l’esprit des textes, les résultats ne purent être proclamés par la commission en raison de l’opposition systématique de certains représentants de partis politiques. La cour d’appel décida alors de renvoyer le dossier au Conseil constitutionnel, qui l’examina, mais ne trancha pas. Kéba Mbaye m’appela alors pour me dire: « Monsieur le Président, j’ai étudié le dossier et l’ai renvoyé à la cour d’appel avec des directives, mais moi, je démissionne.» Devant mon étonnement, il ajouta: «Oui, oui, monsieur le Président, je démissionne, et c’est irrévocable. »
Ce jour-là, j’avais terminé le Conseil des ministres assez tôt, à 11 heures, et j’appelai immédiatement le Premier ministre pour l’en informer et lui dire qu’il fallait absolument qu’on trouve une solution. Je fis appeler Youssou Ndiaye, premier président de la Cour de cassation, à qui j’appris la nouvelle.
«Je suis abasourdi » me dit-il.
-Est-ce que tu veux être nommé président du Conseil constitutionnel, Youssou? lui demandai-je alors. -Monsieur le Président de la République, je suis à votre disposition, mettez-moi là où vous voulez », me répondit-il. C’est donc comme cela que Youssou Ndiaye est devenu président du Conseil constitutionnel.
Je me pose toujours des questions sur les raisons de la démission de Kéba. Je n’ai pas, jusqu’à ce jour, obtenu d’explication tangible. Pourquoi a-t-il lâché la République au milieu du gué?
J’essaie de trouver des explications, mais la rumeur court selon laquelle on lui aurait demandé des choses qu’il ne pouvait pas faire. «Ce n’est pas le Président, aurait-il dit, mais quelqu’un de son entourage qui a voulu faire pression sur moi.» Pour moi, cela n’a pas de sens: je ne vois pas pour quelle raison on aurait fait pression sur lui puisque, ces élections, je les avais gagnées.
Peut-être a-t-il voulu donner l’impression d’être un homme capable de dire non et de résister au pouvoir? Le plus dur pour moi fut, après sa démission, de voir les responsables de l’opposition aller vers lui et le féliciter, comme si c’était vraiment un des leurs. Ça, je ne peux pas le comprendre. Ou alors peut-être a-t-il reçu des menaces au point d’avoir pris peur … Je n’en sais rien, mais quand on connaît la suite des événements, l’hypothèse est plausible.
Certains ont voulu romancer cette histoire et en faire une légende. Ainsi, quand des troubles se sont produits à Médina Gounass, dans le département de Vélingara, j’ai demandé qu’on les gère avec intelligence. Il s’agissait de questions difficiles, à la fois politiques et religieuses, à l’intérieur de la même localité. J’ai donc demandé au ministre de l’Intérieur, Djibo Kâ, de dire au gouverneur de Kolda de gérer ces problèmes avec un maximum de doigté. Mais, contre toute attente, le gouverneur Pape Bécaye Seck a alors affirmé, devant témoins, qu’il n’était pas là pour «recevoir des instructions ». «Kéba Mbaye a bien fait d’ailleurs, a-t-il ajouté. Quand on a voulu lui imposer des choses qu’il ne devait pas faire, il a refusé, c’est des exemples comme ça qu’il faut suivre. » Lorsque cela m’a été répété, j’ai fait venir les témoins, qui me l’ont confirmé. J’ai alors demandé à Djibo Kâ de le convoquer pour lui demander à son tour la confirmation de ses propos, ce qu’il a fait. Je l’ai donc relevé de ses fonctions. C’était moins pour sanctionner une désobéissance que pour punir et fustiger un contresens historique particulièrement grave.
Une autre fois, c’est sur RFI que j’ai entendu un journaliste togolais, qu’Assane Diop recevait, tenir ces propos: « Vous savez, il faut bien qu’il y ait en Afrique des gens comme Kéba Mbaye, puisque, lorsqu’on a voulu lui imposer, disons, le point de vue du gouvernement, il a refusé et a démissionné. » J’ai alors pris mon téléphone et appelé Assane Diop. «Je ne fais pas de démenti, mais mettez les choses au point puisqu’elles ne se sont pas passées comme ça. Je n’ai jamais donné d’instructions à personne et il faut absolument rétablir la vérité. » Ce fut fait, et de belle manière.
J’ai cessé ensuite de recevoir Kéba jusqu’au moment où on a mis en place l’OHADA (Organisation pour l’harmonisation en Afrique du Droit des Affaires)
      
                                                                                                                              


BOUDAL NDIATH

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